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Tunisie : l’imbroglio autour de la loi anti-normalisation, première crise du régime de Kais Saied

Après plusieurs jours d’atermoiements, le chef de l’État tunisien a décidé d’arrêter l’examen de la proposition de loi criminalisant la normalisation avec Israël. Cet épisode constitue la première véritable crise du régime hyper-présidentiel mis en place depuis le 25 juillet 2021
Manifestation de solidarité avec Gaza à Tunis le 21 octobre 2023 (AFP/Fethi Belaïd)
Manifestation de solidarité avec Gaza à Tunis le 21 octobre 2023 (AFP/Fethi Belaïd)

La journée du jeudi 2 novembre 2023 a été particulièrement tendue en Tunisie et a rappelé, à bien des égards, l’ambiance survoltée qu’a pu connaître le palais du Bardo (siège de la chambre basse du Parlement) entre 2011 et 2021.

Alors que les députés examinaient une proposition de loi criminalisant toute normalisation des relations avec Israël, des centaines de militants pro-palestiniens ont manifesté devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) pour exiger que les élus votent le texte.

En début de soirée, le président de l’Assemblée, Brahim Bouderbala, a suspendu la séance. Il n’est réapparu qu’au bout de deux heures pour annoncer qu’après s’être entretenu avec le président Kais Saied, celui-ci lui aurait indiqué que la loi pourrait mettre en péril « la sécurité extérieure de la Tunisie ».

L’ancien bâtonnier des avocats tunisiens a de nouveau suspendu une séance qui ne reprendra jamais, alors que les deux premiers articles avaient déjà été votés à une large majorité.

Le lendemain, en s’adressant à la nation, Kais Saied a indiqué son opposition à une loi criminalisant la normalisation avec l’« ennemi », estimant que le code pénal comportait suffisamment d’éléments pour réprimer tout contact avec Israël.

Irruption dans le débat public en 2011

La Tunisie est sans doute le pays maghrébin le plus concerné par la question palestinienne. En effet, Tunis a été le siège de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) entre 1982 et 1994. Plusieurs attaques israéliennes se sont déroulées sur le territoire tunisien.

L’agression la plus sanglante a été l’opération « Jambe de bois ». Le 1er octobre 1985, l’aviation israélienne a bombardé le quartier général de l’OLP à Hammam Chott, dans la banlieue sud de Tunis, faisant 68 morts, dont 18 Tunisiens.

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Longtemps circonscrite aux cercles de gauche et aux nationalistes arabes, l’idée d’une loi sanctionnant toute normalisation avec Israël a fait irruption dans le débat public après la chute de Ben Ali en 2011.

Les islamistes d’Ennahdha avaient promis de l’intégrer dans la Constitution avant de se rétracter. Pour expliquer cette volte-face, ils avaient invoqué des consignes du Hamas, avant d’être contredits par Ismaël Haniyeh.

Le sujet est revenu sur la table en 2015, quand le bloc parlementaire du Front populaire (opposition gauche et nationalistes arabes) a soumis une proposition de loi allant dans ce sens. Le texte ne sera jamais inscrit à l’agenda de la plénière – du fait du blocage de la majorité Ennahdha-Nidaa Tounes – mais refera surface en 2018 quand Donald Trump décidera de transférer l’ambassade américaine en Israël de Tel Aviv à Jérusalem.

Là encore, le texte n’a pas passé le filtre de la Commission des droits et libertés, chargée d’étudier les textes répressifs.

Après les législatives de 2019, une proposition de loi conjointe des députés du Groupe démocratique (les sociaux-démocrates d’Attayar et les nationalistes arabes du mouvement al-Chaab) est déposée. Celle-ci n’aura pas le temps d’être examinée puisque le Parlement est « gelé » puis dissous par Kais Saied.

Un texte durci

Lors des élections législatives de 2022-2023, si les principaux partis ont boycotté le scrutin et les rares formations nationalistes arabes ont obtenu de faibles scores, plusieurs députés ont exprimé leur volonté de légiférer rapidement sur la criminalisation de la normalisation avec Israël.

Dès l’été, une proposition de loi a été déposée par le groupe parlementaire « la ligne national-souverainiste » regroupant des élus du mouvement al-Chaab et des Patriotes démocrates (extrême gauche panarabe).

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La guerre à Gaza qui a débuté le 7 octobre a permis d’accélérer l’examen du texte et son durcissement.

D’après Nabil Hajji, ancien député et secrétaire général d’Attayar, la première mouture de texte était sensiblement proche de celle soumise à l’ARP en 2020, et pour cause, le parti al-Chaab a participé à la rédaction des deux versions.

Mais le travail en commission a considérablement durci le texte. Ainsi, il est prévu des peines de six à douze ans de prison pour tout ressortissant tunisien, quel que soit son lieu de résidence, qui entretiendrait des relations avec Israël.

Par « relations », le texte entend les communications, les coopérations culturelle, scientifique ou commerciale, directes ou indirectes, avec les personnes physiques ou morales de nationalité israélienne à l’exception des Palestiniens possédant la nationalité israélienne.

Les peines vont jusqu’à la réclusion criminelle à perpétuité en cas de récidive. Plusieurs voix, y compris au sein des partisans du principe de pénalisation de la normalisation, s’élèvent pour dénoncer un texte dangereux qui pourrait notamment menacer les Tunisiens résidant à l’étranger.

Par exemple, un locataire vivant en Europe et dont le bailleur possède la nationalité israélienne pourrait tomber sous le coup de cette loi.

Mais les soutiens du texte, à l’Assemblée et au sein de la société civile, ont insisté pour que la loi soit votée, rappelant que Kais Saied s’est fait élire, entre autres, parce qu’il défendait l’idée que « la normalisation est une haute trahison ».

Face à ce malaise, la riposte de l’exécutif a été graduelle. Les ministres concernés (Justice, pour l’aspect libertés, et Affaires étrangères, pour le caractère diplomatique du texte) ne se sont pas rendus aux auditions prévues par la Commission des droits et libertés.

La veille de l’examen de la loi par l’ARP, le chef de la diplomatie, Nabil Ammar, a rappelé la nécessité pour ses services d’étudier les impacts de la criminalisation d’un tel dispositif législatif sur les intérêts de la Tunisie avant d’indiquer qu’il se rendrait « peut-être » à l’ARP, ce qu’il ne fera finalement pas.

Calculs politiciens

Face à la pression de la société civile et à l’émotion populaire devant la situation en Palestine, les députés ont entamé le 2 novembre l’examen du texte et voté les deux premiers articles.

Le soir même, Kais Saied a diffusé la vidéo de sa visite à Nabeul (nord-est). Parmi les sujets qu’il a abordés avec la gouverneure de la région, la question palestinienne. Le chef de l’État a fustigé l’instrumentalisation de la cause palestinienne à des fins électoralistes, confirmant les propos rapportés par Bouderbala.

Il en a profité pour critiquer l’ancienne Constitution, dictée selon lui par le polémiste français Bernard-Henri Lévy, avant de s’en prendre à l’influence sioniste dans le monde.

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Le lendemain, en s’adressant au peuple, Saied a estimé que l’article 60 du Code pénal, qui sanctionne la trahison en temps de guerre, pouvait être amendé pour y inclure la trahison des Palestiniens. Rappelons que cet article prévoit la peine de mort et que la Tunisie n’a officiellement jamais déclaré la guerre à Israël.

Au-delà des détails procéduraux et des calculs politiciens survenus en marge de cet épisode législatif, il s’agit de la première crise du régime instauré par Kais Saied depuis la mise en place de la Constitution de 2022.

Son coup de force du 25 juillet 2021 a notamment été motivé par le chaos à l’Assemblée issue des élections législatives de 2019.

Bien qu’il n’y ait pas eu de violence physique lors du vote de la loi sur la normalisation, contrairement à ce qui s’était passé en 2021, le cafouillage dans le rang des députés d’une assemblée élue avec un record mondial d’abstention rappelle des épisodes avec lesquels Saied avait promis d’en finir.

Le régime issu de la Constitution de Kais Saied donne l’essentiel du pouvoir au président de la République et le mode de scrutin choisi marginalise les partis politiques, empêchant l’émergence de blocs homogènes.

Cette fronde a toutes les chances de se résorber très rapidement. Si plusieurs parlementaires ont critiqué l’attitude du président de l’Assemblée, personne n’a osé s’en prendre à Kais Saied

Cette relation déséquilibrée a été mise à rude épreuve par le vote sur la normalisation, obligeant le président à justifier ses choix, ce qui est très rare. Les députés en faveur de la proposition de loi n’ont pas agi en tant qu’opposants mais en tant que dépositaires de la volonté du président de la République.

Toutefois, cette fronde a toutes les chances de se résorber très rapidement. Si plusieurs parlementaires ont critiqué l’attitude du président de l’Assemblée – une pétition a été signée contre lui et il a été accusé d’être à la solde des Américains –, personne n’a osé s’en prendre à Kais Saied.

Un député a même rejeté « l’accusation » selon laquelle il y aurait des élus opposés au chef de l’État. Et de fait, en l’absence de grands partis politiques, tous les candidats aux législatives controversées de 2022-2023 étaient en phase avec le coup de force de Saied et sa feuille de route.

Tous savent qu’ils ne doivent leur mandat qu’au bon vouloir du locataire de Carthage et que l’édifice institutionnel repose uniquement sur son maintien au pouvoir.

Le mercredi 15 novembre, la Conférence des présidents des groupes parlementaires, réunie avec le bureau de l’Assemblée, a acté le renvoi sine die de l’examen du texte, une manière d’enterrer discrètement la proposition de loi.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

- Hatem Nafti est essayiste franco-tunisien. Il a écrit De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ? (Riveneuve 2019) et Tunisie : vers un populisme autoritaire (Riveneuve 2022). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @HatemNafti

Hatem Nafti is a Franco-Tunisian essayist. He wrote : From Revolution to Restoration, Where is Tunisia Going? (Riveneuve 2019) and Tunisia : towards an authoritarian populism (Riveneuve 2022) You can follow him on Twitter: @HatemNafti Hatem Nafti est essayiste franco-tunisien. Il a écrit De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ? (Riveneuve 2019) et Tunisie : vers un populisme autoritaire (Riveneuve 2022). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @HatemNafti
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