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Crise libyenne : le succès du nouveau gouvernement d’union dissimule de sérieux dangers à venir

Après une décennie de dysfonctionnements, la plus grande crainte est que seule la promesse de corruption unisse le prochain gouvernement libyen
Le chef du conseil présidentiel libyen Mohamed al-Manfi (à gauche) et le Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah (à droite) arrive avec le dirigeant du GNA Fayez al-Sarraj pour le transfert de pouvoir à Tripoli, le 16 mars (AFP)
Le chef du conseil présidentiel libyen Mohamed al-Manfi (à gauche) et le Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah (à droite) arrive avec le dirigeant du GNA Fayez al-Sarraj pour le transfert de pouvoir à Tripoli, le 16 mars (AFP)

Suivre les informations libyennes ces dernières semaines a été exaltant. Le message de positivité du nouveau gouvernement d’union constitue un changement rafraîchissant dans le pays.

À voir les ambassadeurs européens poser jovialement pour les photos lors de la cérémonie d’investiture le 15 mars, il est aisé d’oublier que cette même Libye était récemment encore embourbée dans une guerre complexe mêlant une dizaine de pays.

Si les dernières nouvelles provenant de Libye sont aussi encourageantes que remarquables, les Européens doivent faire attention à ne pas se laisser emporter par l’instant.

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Après une décennie de dysfonctionnements, de corruption et de bouleversements, la joie de la Libye aujourd’hui masque probablement une malveillance quelconque demain. 

Depuis février, lorsqu’un nouveau Premier ministre, Abdel Hamid Dbeibah, est ressorti du processus piloté par l’ONU, les choses ont évolué rapidement – et relativement bien – en Libye.

Après que le grincheux président du Parlement, Aguila Saleh Issa, a menacé de bloquer l’approbation de ce gouvernement, il a été emmené en Égypte le weekend précédant le processus d’approbation.

À son retour, il a immédiatement présidé la session parlementaire validant le gouvernement. Tout le monde était si attentif à ce que rien ne perturbe le déroulement des choses que même les sinistres mercenaires russes ont quitté la ville de Syrte sur le front pour que le Parlement puisse siéger (mais ils n’ont pas perdu de temps avant de revenir).

Le silence de Haftar

En fait, tout s’est tellement bien passé que ça en devient suspect. Après tout, la Libye est passée de pays en guerre civile avec des échos internationaux à la paix – sans résoudre en réalité le moindre de ses problèmes. Cette transformation soudaine suggère que toute cette affaire pourrait relever davantage de l’écran de fumée que d’une évolution réelle.

Lorsqu’on regarde derrière les sourires et les congratulations mutuelles, il y a un certain nombre de signaux d’alarme. 

Le plus criant est le silence du général renégat, Khalifa Haftar.

Lorsqu’on regarde derrière les sourires et les congratulations mutuelles, il y a un certain nombre de signaux d’alarme

Depuis cinq ans, Haftar est le protagoniste local de la guerre mondialisée en Libye : une alliance inattendue entre l’Égypte, la France, la Russie les Émirats arabes unis a tenté de l’amener au pouvoir.

Son impunité agressive était si redoutée que certains députés ont refusé de se rendre dans les zones sous son contrôle pour assister aux séances parlementaires, tandis que d’autres ont été harcelés et kidnappés (certains auraient même été tués).

Ainsi donc, qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ?

Après tout, ce n’est pas tous les jours que des mégalomanes violents acceptent de céder le pouvoir pour le bien commun. Il semble plutôt que ses soutiens internationaux lui aient promis qu’ils pourraient faire changer l’ONU de cap pour lui rendre le pouvoir au sein de l’armée libyenne unifiée. 

Ces pays aimeraient également s’accorder certaines opportunités commerciales offertes par ce nouveau gouvernement, son énorme budget et sa vision pour la réhabilitation du pays.

Un énorme budget

Autre signal d’alarme, le fait même que des opportunités commerciales soient anticipées par ce gouvernement d’intérim, qui a un mandat de neuf mois et dont les missions officielles sont d’organiser les élections en décembre et d’unifier les institutions.

En fait, ce gouvernement est le plus imposant de l’histoire post-révolutionnaire de la Libye, avec un énorme budget de près de 100 milliards de dinars (22 milliards de dollars) et un programme chargé, avec de nombreuses discussions sur la reconstruction mais peu de références aux élections.

Le Premier ministre vient d’une famille synonyme d’enrichissement avec les projets de construction gouvernementaux – c’est ainsi qu’ils ont fait fortune sous l’ère Kadhafi – et il a composé un gouvernement de 33 ministres dont Dbeibah assure n’en avoir nommé qu’un seul. Les autres ont été désignés par d’autres députés.

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Dbeibah a donné aux députés l’occasion de choisir en échange de leur soutien.

Cette union entre Dbeibah et les « dinosaures » de la politique libyenne pourrait s’avérer désastreuse pour un pays fragile et qui s’appauvrit.

Au cours des cinq dernières années, le Parlement libyen n’a fait que s’unir et œuvrer véritablement à s’assurer de nouveaux pouvoirs ou à bloquer tout développement tel que des élections susceptible de leur faire perdre.

Être au cœur de ce nouveau noyau de pouvoir et de dépenses du gouvernement est une aubaine qu’ils tenteront de faire perdurer autant que possible.

La plus grande crainte des Libyens aujourd’hui est que seule la promesse d’un flot de corruption unisse le gouvernement d’unité libyen. C’est la même promesse qui masque les visées rivales de la Turquie, de la Russie, des Émirats et de l’Égypte, qui ont toujours des troupes sur le terrain.

La détente perdurera tant que l’argent coulera à flot, mais disparaîtra dès que se heurteront les projets rivaux de ces États pour dominer la réforme politique et sécuritaire de la Libye

La détente perdurera tant que l’argent coulera à flot, mais disparaîtra dès que se heurteront les projets rivaux de ces États pour dominer la réforme politique et sécuritaire de la Libye (sans compter ses infrastructures pétrolières). 

Qu’est-ce que cela implique pour les États-Unis et l’Europe ? Bien qu’ils doivent être soulagés d’avoir réussi à guider la Libye aussi loin, ils ne doivent pas croire que le travail est terminé.

Continuer à faire pression pour le progrès – à la fois sur les Libyens et sur les autres acteurs – fera la différence entre une répétition des cinq dernières années ou une avancée en tournant enfin la page.

- Tarek Megerisi est analyste politique et chercheur spécialiste de la Libye et de la région MENA. Il est également chercheur invité au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Tarek Megerisi is political analyst and researcher specialising in Libya and the wider MENA region. He is also a Visiting Fellow at the European Council on Foreign Relations.
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