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La guerre russo-ukrainienne projette une nouvelle ombre sur la Syrie

La crise qui frappe l’Europe est susceptible de modifier radicalement la dynamique sur le terrain syrien, où les atrocités d’Assad pourraient échapper davantage à l’attention internationale, onze ans après le début de la guerre
Un homme passe à moto devant des blocs de ciment où sont peints les drapeaux de l’Ukraine et de l’opposition syrienne, ainsi que les slogans « Gloire à l’Ukraine » et « Gloire à la Syrie libre », dans la province d’Alep, le 28 février 2022 (AFP)
Un homme passe à moto devant des blocs de ciment où sont peints les drapeaux de l’Ukraine et de l’opposition syrienne, ainsi que les slogans « Gloire à l’Ukraine » et « Gloire à la Syrie libre », dans la province d’Alep, le 28 février 2022 (AFP)

Les conflits en Ukraine et en Syrie sont depuis longtemps liés. L’une des motivations de l’intervention en Syrie du président russe Vladimir Poutine était de rompre l’isolement diplomatique auquel il était confronté depuis son annexion de la Crimée en 2014.

Le succès de cette entreprise et l’absence de réaction occidentale face aux atrocités qui ont suivi ont conduit certains commentateurs à affirmer que l’invasion de l’Ukraine a été encouragée par la passivité occidentale à l’égard de la Syrie. Aujourd’hui, alors que l’Ukraine souffre et que les tactiques militaires russes importées de Syrie sont au premier plan de l’opération militaire, les points communs apparaissent dans toute leur évidence.

Étant donné la nature mondiale du conflit et le nombre d’acteurs clés touchés en Syrie par cette nouvelle guerre, il semble peu probable qu’elle en évite les retombées

Manifestement, la guerre en Syrie a eu un impact sur l’Ukraine, mais comment la crise actuelle pourrait-elle avoir un impact sur la situation en Syrie ? Il est raisonnable de supposer que la crise ne sera pas résolue de sitôt, ce qui signifie qu’elle continuera de dominer les médias mondiaux et l’attention diplomatique. La Syrie était déjà tombée de la liste des priorités de la communauté internationale et cette indifférence continuera probablement, bien que la guerre civile soit loin d’être terminée.

La répression orchestrée par le président syrien Bachar al-Assad bat son plein dans le pays, où aussi sévissent les difficultés économiques et persistent des combats sporadiques entre différentes factions extrémistes. Or tout cela suscitera de moins en moins l’intérêt au niveau international car, comme l’Irak et, avant, l’Afghanistan, la Syrie est devenue une guerre d’hier. Les souffrances en cours au Yémen et en Libye pourraient également passer inaperçues.

Ceci concerne tout particulièrement les 5,7 millions de réfugiés syriens enregistrés. Alors qu’ils souffraient déjà de réductions dans les financements des donateurs internationaux, l’émergence d’une nouvelle crise de réfugiés en provenance d’Ukraine détournera davantage de fonds et de soutien initialement à destination du Moyen-Orient vers l’Europe de l’Est. L’histoire est malheureusement pleine d’innombrables exemples de réfugiés oubliés une fois que le conflit qu’ils fuyaient n’intéresse plus l’opinion publique – et les conséquences en sont souvent désastreuses pour les réfugiés et les pays qui les accueillent.

Des ressources militaires épuisées

Au-delà de cette diminution de l’intérêt accordé à la Syrie, la géopolitique de la guerre dans le pays pourrait être considérablement affectée par les retombées de la guerre russo-ukrainienne. À l’extrême, si elle conduit à la chute de Vladimir Poutine à Moscou, elle pourrait modifier radicalement la présence russe en Syrie.

Mais des conséquences moins spectaculaires pourraient également avoir un impact. Une guerre longue et exténuante qui épuiserait les ressources militaires de la Russie, tandis que son économie serait paralysée par les sanctions occidentales, pourrait forcer Poutine à retirer des fonds et forces militaires de Syrie. Un scénario alternatif pourrait être qu’un Poutine en difficulté redouble d’efforts en Syrie, rapprochant encore davantage le régime d’Assad de son réseau d’États clients.

Aucun de ces résultats n’est bon pour Assad. Tout retrait militaire ou économique russe l’affaiblirait, peut-être mortellement si celui-ci enhardissait ses adversaires en sommeil. Assad ne voudra pas non plus être aspiré dans une « sphère Poutine » isolée du reste du monde.

Le président russe Vladimir Poutine rencontre son homologue syrien Bachar al-Assad à Moscou en septembre 2021 (AFP)
Le président russe Vladimir Poutine rencontre son homologue syrien Bachar al-Assad à Moscou en septembre 2021 (AFP)

Damas s’efforce désespérément d’être réintégré dans sa région. Déjà sévèrement sanctionné par les gouvernements occidentaux, la dernière chose dont il a besoin est une nouvelle punition pour sa proximité avec le président russe. Un Poutine assiégé pourrait en venir à considérer Assad de la même manière que le président bélarusse Alexandre Loukachenko : redevable et obligé de l’aider en cas de besoin, que ce soit par des déclarations de soutien ou l’envoi d’une aide militaire.

Poutine et l’autre allié d’Assad, l’Iran, surveilleront également de près l’impact des événements en Ukraine sur la Syrie. Moins redevable que Damas envers Moscou, Téhéran ne se sent probablement pas obligé de soutenir Poutine, bien que les dirigeants iraniens aient instinctivement blâmé les États-Unis pour la crise ukrainienne plutôt que la Russie.

Malgré quelques querelles avec la Russie au sujet du (très maigre) butin de la guerre civile en Syrie, et bien que Moscou permette à Israël d’y lancer de fréquentes attaques contre les positions iraniennes, Téhéran bénéficie largement du statu quo en Syrie. Tout changement dans la position de la Russie sur ce front – dans la planification de laquelle l’Iran a joué un rôle majeur – ne sera pas le bienvenu.

Le numéro d’équilibriste d’Israël

Israël s’accommode désormais également du statu quo en Syrie. S’il s’alarme des nombreuses forces iraniennes et du Hezbollah présentes dans le pays en raison de la guerre, la présence de la Russie atténue cette situation. Ses liens étroits avec Moscou ont donné à l’armée israélienne les mains libres pour frapper profondément en Syrie.

Depuis le début de la crise ukrainienne, le gouvernement israélien cherche donc à trouver le juste équilibre. Il est proche à la fois des États-Unis, de l’Ukraine et de la Russie, et s’est assuré de condamner l’agression de Poutine d’une manière relativement discrète, conscient qu’un Moscou en colère pourrait empêcher ses raids en Syrie. En parallèle, Israël ne veut probablement pas que le conflit provoque le départ de Poutine de Syrie, car alors, l’Iran et le Hezbollah ne seraient plus maîtrisés, ce qui augmenterait les risques d’affrontements directs.

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Comme Israël, la Turquie a abordé la crise ukrainienne avec prudence, dans la mesure où elle entretient des liens militaires, diplomatiques et économiques étroits avec les deux camps. Moscou et Kyiv, ainsi que ses alliés occidentaux, courtisent Ankara compte tenu de son contrôle des Dardanelles.

Ankara pourrait exploiter cette position favorable pour obtenir de plus grandes concessions de la part de la Russie ou des États-Unis en Syrie, où elle s’est heurtée aux deux. La Turquie souhaite depuis longtemps étendre les zones du nord de la Syrie contrôlées par ses proxies et pourrait éventuellement lier sa position sur la crise ukrainienne à Moscou ou Washington selon qu’elle capture Manbij ou Kobané.

Mais Erdoğan peut aussi choisir de cacher son jeu. Sa préoccupation immédiate est la crise économique en Turquie et le déclin connexe de sa popularité. Il est probablement plus inquiet de l’impact de la guerre sur les prix du pétrole et du gaz et du sort des approvisionnements vitaux en gaz et blé russes que de la possibilité de profiter de la crise pour renforcer sa position en Syrie – du moins pour l’heure.

Bien sûr, la guerre russo-ukrainienne n’en est qu’à ses prémices et il est difficile de prévoir l’ampleur de son ombre sur la Syrie ou ailleurs. Mais étant donné la nature mondiale du conflit et le nombre d’acteurs clés touchés en Syrie par cette nouvelle guerre, il semble peu probable qu’elle en évite les retombées.

- Christopher Phillips est maître de conférences en relations internationales à la Queen Mary University of London, dont il est également vice-doyen. Il est l’auteur de The Battle for Syria : International Rivalry in the New Middle East (Yale University Press), et coéditeur de What Next for Britain in the Middle East (IB Tauris).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

Christopher Phillips is a professor of international relations at Queen Mary, University of London, where he is also a deputy dean. He is the author of The Battle for Syria, available from Yale University Press, and co-editor of What Next for Britain in the Middle East, available from IB Tauris.
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