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Accord Émirats-Israël : ni historique ni significatif, il pourrait ne jamais décoller

Malgré les efforts déployés par Benyamin Netanyahou pour susciter l’enthousiasme des Israéliens au sujet du premier vol entre Tel Aviv et Abou Dabi, ceux-ci ne sont pas intéressés et la question de l’annexion pourrait entraver la signature de l’accord entre les deux pays
Le conseiller israélien à la sécurité nationale Meir Ben-Shabbat monte à bord de l’avion le ramenant en Israël depuis Abou Dabi (Reuters)
Par Meron Rapoport à TEL AVIV, Israël

Le 19 novembre 1977, Israël retenait son souffle collectivement alors que l’avion du président égyptien Anouar al-Sadate atterrissait à Tel Aviv.

Tous les Israéliens assez âgés pour l’avoir vu à la télévision se souviennent du moment où la porte de l’avion s’est ouverte, à côté d’une inscription indiquant « République arabe d’Égypte » en arabe et en anglais, et où Sadate a commencé à descendre les marches vers la garde d’honneur qui l’attendait.

Personne n’a eu à expliquer aux Israéliens qu’il s’agissait d’un moment historique. Après quatre guerres – 1948, 1956, 1967 et 1973 – au cours desquelles des milliers d’Israéliens et d’Égyptiens avaient été tués, l’importance historique du moment était une évidence.

Le vol de Tel Aviv à Abou Dabi a duré trois heures et vingt minutes, environ la durée d’un vol reliant Tel Aviv à Rome. Le trajet Tel Aviv-Bagdad prend quant à lui environ une heure, et l’Irak a tiré des missiles sur Israël

Le 31 août dernier, le tout premier vol civil israélien à destination d’Abou Dabi a décollé de Tel Aviv. La délégation officielle israélienne à bord était accompagnée d’une délégation américaine menée par Jared Kushner, gendre et conseiller du président Donald Trump.

Pourtant, les grands titres des médias israéliens ce matin-là portaient sur la démission d’un haut fonctionnaire du ministère des Finances au milieu d’une crise de leadership relative aux politiques économiques d’Israël dans le cadre de la pandémie de coronavirus.

Les membres du gouvernement, à commencer par le Premier ministre Benyamin Netanyahou, ont parlé du vol comme d’un « jour historique » qui allait transformer le Moyen-Orient. Les journalistes présents à bord ont tenté de jouer la carte de l’émotion, mais la télévision israélienne n’a consacré que trois minutes à l’événement avant de revenir à ce qui intéresse vraiment l’audience israélienne en ce moment : le début de la nouvelle année scolaire dans l’ombre du COVID-19.

Cette indifférence de la plupart des Israéliens peut s’expliquer en premier lieu par le coronavirus – qui a plongé Israël dans une crise économique et sanitaire grave, parmi les pires que le pays n’ait jamais connues.

Après avoir relativement bien résisté à la première vague d’infections en mars/avril, Israël compte aujourd’hui environ 2 000 nouveaux cas par jour, ce qui le place parmi les pays où le virus circule le plus. Le taux de chômage en Israël est actuellement de 21 % et augmente, alors qu’il était d’environ 5 % avant la crise. Le filet de sécurité fourni par le gouvernement israélien à ses citoyens est l’un des plus modestes du monde développé.

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Depuis l’annonce de ce qui a été qualifié d’« accord de paix » entre Israël et les Émirats arabes unis (EAU), les médias israéliens ont longuement fait état des opulents hôtels d’Abou Dabi et de Dubaï. Pendant ce temps, les Israéliens moyens ont du mal à payer leurs factures.

Autre explication : il est difficile de vendre au public israélien un accord de paix avec un pays qui n’a jamais été en guerre avec Israël. Non seulement les EAU ne partagent pas de frontière avec Israël, mais ils en sont également très éloignés.  

Le vol de Tel Aviv à Abou Dabi a duré trois heures et vingt minutes, environ la durée d’un vol reliant Tel Aviv à Rome. Le trajet Tel Aviv-Bagdad prend quant à lui environ une heure, et l’Irak a tiré des missiles sur Israël.

Les relations commerciales entre Israël et les Émirats n’étaient pas un secret, et des Israéliens s’y sont rendus ouvertement. D’où la difficulté de persuader les Israéliens que cette « paix » réduira d’une quelconque façon une menace permanente pour leur sécurité. Les EAU n’étaient pas perçus comme une menace avant l’annonce de l’accord, et ils ne sont toujours pas perçus comme tels aujourd’hui.

Netanyahou et les Palestiniens

Autre chose. Cela concerne Netanyahou.

Il est vrai qu’il est maintenant au pouvoir depuis plus de onze années consécutives, mais politiquement, sa position est très précaire. Il n’a pas réussi à obtenir une majorité lors des trois dernières élections et a été contraint de céder son droit de veto au parti rival Bleu Blanc dans le gouvernement qu’il a réuni.

Il est également considéré comme le principal responsable de la mauvaise gestion du coronavirus par le gouvernement.

L’« accord de paix » avec un pays contre lequel Israël n’a jamais été en guerre est considéré par beaucoup comme faisant partie intégrante des efforts personnels [de Netanyahou] pour ne pas aller en prison

Les délibérations du tribunal doivent commencer en janvier 2021 dans son procès pour corruption, et au cours des dix dernières semaines, sa démission a été demandée à maintes reprises dans le cadre de manifestations de plus en plus importantes devant sa résidence de Jérusalem.

Les sondages montrent que son parti, le Likoud, ainsi que d’autres partis de droite pourraient jouir d’une majorité si des élections avaient lieu aujourd’hui, mais la confiance dans le Premier ministre lui-même est au plus bas. Presque tout ce qu’il fait est perçu par de larges pans de l’opinion publique israélienne comme une tentative de plus pour entraver le processus judiciaire à son encontre.

L’« accord de paix » avec un pays contre lequel Israël n’a jamais été en guerre est considéré par beaucoup comme faisant partie intégrante de ses efforts personnels pour ne pas aller en prison.

Netanyahou, bien sûr, dépeint les choses autrement. Lors d’une conférence de presse l’autre jour, juste après l’atterrissage de la délégation israélienne à Abou Dabi, il a longuement cité A Place Among The Nations, un livre dont il est l’auteur.

Il y a vingt-cinq ans, il proclamait aux journalistes qu’il ne viendrait à la table des négociations pour faire la paix que lorsqu’Israël deviendrait fort sur les plans économique et militaire. Netanyahou a souligné qu’il était désormais prouvé qu’il avait raison de dire que la paix n’avait pas besoin d’être assurée par des échanges de terres.

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Il était gênant de voir Netanyahou parler encore une fois de lui et seulement de lui, même en ce jour qu’il qualifiait d’« historique pour le peuple d’Israël ». Oui, Netanyahou évoque l’idée de « paix contre la paix » depuis qu’il a été élu Premier ministre en 1996, mais même à ce moment-là, ce n’était pas particulièrement novateur.

En 1923, Ze’ev Jabotinsky, père spirituel de la droite israélienne, publia un article emblématique intitulé Le Mur de fer, présentant des opinions similaires qui ont ensuite été adoptées par la gauche et la droite en Israël comme le fondement de leurs politiques, notamment en matière de sécurité.

Et lorsque le Premier ministre Menahem Begin accepta de rendre à l’Égypte la péninsule du Sinaï prise par Israël en 1967, en échange de l’accord de paix avec Sadate en 1979, il s’assura que ce dernier court-circuiterait les Palestiniens. Il permit à Israël de conserver le plein contrôle à l’ouest du Jourdain dans la Palestine historique et d’étendre l’entreprise de colonisation qui s’était accélérée après les accords de Camp David avec l’Égypte.

Begin persistait à croire qu’il serait en mesure de se passer enfin de la « question palestinienne » quand il dirigea l’invasion du Liban en 1982, culminant avec le départ de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Beyrouth. Il signa même un accord de paix avec le Liban, qui n’incluait bien sûr rien de ce qui concerne la question palestinienne et fut rapidement annulé par le Parlement libanais pendant la guerre civile.

Le Premier ministre Ehud Barak était proche d’un accord avec le président syrien Hafez al-Assad au début de l’année 2000, l’objectif déclaré de la part de Barak étant d’écarter la question palestinienne. De même, l’accord signé par le Premier ministre Yitzhak Rabin avec le roi Hussein de Jordanie en 1994 ne mentionnait pas une seule fois les Palestiniens. Et d’ailleurs, l’accord de paix avec la Jordanie n’exigeait pas qu’Israël restituât des territoires ; c’était un accord de « paix contre la paix ». Ainsi, même à cet égard, l’accord d’aujourd’hui avec les EAU n’est pas novateur.

Avant sa fondation en 1948 et certainement au cours des années suivantes, Israël a toujours tenté d’enterrer la question palestinienne. Netanyahou ne fait rien de nouveau sur ce point. Mais cette politique n’a pas toujours fonctionné.

Begin, après tout, avec son accord de paix avec l’Égypte en main, avait toutes les raisons de penser que le fait que Yasser Arafat et ses cadres embarquaient à bord de navires à Beyrouth à destination de Tunis marquerait la fin de la résistance palestinienne. Or, cinq ans plus tard, la première Intifada éclatait.

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En outre, Israël doit la rupture de son isolement diplomatique en Occident, dans les pays en voie de développement et même au Moyen-Orient au seul accord de paix qu’il a signé jusqu’à présent avec le mouvement national palestinien, à savoir les accords d’Oslo de 1993.

Ce n’est qu’après cela que l’Inde et la Chine ont finalement noué des relations diplomatiques avec Israël, et ce n’est qu’après Oslo qu’Israël a commencé à mener des relations ouvertes avec les pays arabes du Moyen-Orient – d’une visite ouverte du Maroc à l’envoi de représentants à Bahreïn, aux EAU et dans d’autres pays de la région qui n’ont pas de relations officielles avec Israël.

Netanyahou n’aurait pas pu parvenir à un accord avec les Émirats si les accords d’Oslo n’avaient pas d’abord ouvert la voie à la reconnaissance arabe, formelle et non formelle, d’Israël.

L’annexion demeure une pierre d’achoppement

C’est peut-être en effet le facteur décisif derrière l’indifférence généralisée des Israéliens à l’égard de ce dernier accord « historique » avec les EAU.

Peut-être que le public juif israélien est satisfait du statu quo de l’occupation et de l’annexion de facto des territoires palestiniens. Et s’ils ne sont pas exactement satisfaits, les Israéliens ne veulent toutefois pas payer le prix d’un véritable accord de paix avec les Palestiniens, notamment la création d’un État palestinien, le retrait aux frontières de 1967 et une sorte de résolution du problème des réfugiés.

Mais les Israéliens ne sont pas non plus de parfaits idiots. Ils savent que le véritable conflit d’Israël est avec les Palestiniens. Seuls les Palestiniens peuvent vraiment apporter la paix, la réconciliation et la légitimité d’Israël. Pas les Émirats arabes unis, ni le Soudan, ni Bahreïn ni même l’Arabie saoudite. Les Israéliens se rendent compte que les vols réguliers de Tel Aviv à Abou Dabi ne nous rapprocheront pas d’une résolution de notre conflit ici.

On peut comprendre que les Palestiniens craignent que l’accord d’Israël avec les EAU n’exacerbe leur isolement diplomatique et n’entrave les efforts qu’ils déploient pour faire pression sur Israël par le biais de boycotts, de sanctions ou d’autres moyens. Pourtant, il faut admettre que, même avant cet accord, la pression sur Israël était mineure.

Il sera très difficile pour Netanyahou de signer un accord exigeant explicitement l’absence d’annexion, car cela porterait un coup puissant à sa base politique et le présenterait une fois de plus comme quelqu’un qui fait des promesses sans soutien adéquat

Malgré la volonté de Netanyahou, l’accord avec les Émirats pourrait ramener la question palestinienne sur le devant de la scène. Bien que les accords de paix conclus avec l’Égypte et la Jordanie n’aient pas abordé explicitement la question palestinienne, les EAU peuvent encore exiger que leur accord englobe l’engagement par les Israéliens de ne pas annexer des territoires de Cisjordanie occupée.

Une autre possibilité est que l’accord stipule qu’une telle annexion serait considérée comme une violation de l’accord. Ce serait le premier engagement d’Israël à limiter sa liberté d’action vis-à-vis des Palestiniens dans un accord avec un pays arabe.

Ce ne serait pas « la terre contre la paix » ; il s’agirait plutôt d’une « non-annexion contre la paix ». Mais il ne s’agit pas de « paix contre la paix ».

Il sera très difficile pour Netanyahou de signer un accord exigeant explicitement l’absence d’annexion, car cela porterait un coup puissant à sa base politique et le présenterait une fois de plus comme quelqu’un qui fait des promesses sans soutien adéquat.

Par conséquent, l’accord pourrait finalement ne pas être signé, et Netanyahou et le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed (MBZ) ne seront peut-être pas photographiés ensemble sur la pelouse de la Maison-Blanche, après tout. Dans ce cas, ce qui subsisterait après tout le brouhaha serait une amélioration des relations économiques et sécuritaires entre Israël et les EAU.

Cela serait aussi une réussite pour Netanyahou, mais certainement pas quelque chose qui transformera tout le Moyen-Orient.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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